Passer de la responsabilité de protéger à l'ingérence classique revient à délégitimer la première. Il sera plus difficile à l'avenir de l'évoquer si elle n'apparaît que comme une ruse pour faire accepter ce qui était refusé, à savoir un changement de régime par la guerre. Les pays réticents à voter en faveur d'une intervention militaire pour protéger une population menacée verront leur suspicion renforcée. Ce qui se joue en Libye, au-delà de l'enjeu national et régional, c'est l'avenir du concept de la responsabilité de protéger.
M. Kadhafi est trop isolé sur le plan international pour se maintenir au pouvoir très longtemps. A terme, il tombera. Mais le prix à payer pour sa chute sera moins lourd s'il tombe victime de son isolement que par une solution militaire extérieure, qui viendrait délégitimer le concept de la responsabilité de protéger.Le développement de Pascal Boniface présente un point légitime. Si la R2P n'est perçue que comme un travesti du changement de régime, les chances que de nouvelles résolutions en ce sens soit approuvées à l'ONU sont réduites.
Néanmoins, il semble omettre plusieurs points.
Tout d'abord, il extrait le cas libyen de son contexte. La résolution 1973 a été approuvée de manière difficile et grâce à l'abstention de la Chine et de la Russie. Elle n'évoquait pas le renversement de régime, mais la protection des civils. Pourquoi donc l'opération continuerait-t-elle si l'objectif implicite est le changement de régime ? L'évocation du R2P pour le cas libyen est une première. D'une certaine manière, c'est la confrontation de la théorie à la réalité. Une réalité qui montre les limites de la théorie. En effet, la R2P ne peut qu'être évoquée dans des pays régis par des dictateurs qui massacrent, ou sont prêts à réaliser un massacre, ou qu'on soupçonne de fomenter un massacre. Ces pays sont généralement des parias aux yeux de la plupart de la communauté internationale. Prenons le cas libyen, qui veut le maintien de Qadhafi à part la Biélorussie, la Chine et la Russie dans une moindre mesure ? Le Qatar a reconnu la légitimité du CNT ; le Koweït le finance. Même avec des caveats, la Jordanie, les EAU et le Qatar participent à l'opération Unified Protection. Bref, évoquer la R2P est intimement lié avec le dépérissement d'un régime et l'espoir d'en voir naître un nouveau.
Le second point est que Boniface oblitère complètement le fait qu'une solution uniquement diplomatique n'est dans certains cas pas tenable. Le dirigeant libyen a montré à quel point il n'était aucunement prêt à abandonner le pouvoir de manière pacifique. Il joue à la montre en espérant que la coalition s'effrite, que les opinions publiques ne soutiennent plus l'opération et que le prix économique de l'opération prenne le dessus sur les intentions politiques. Dans son cas, une solution ne peut venir que d'un recours à la force conjugué à des efforts diplomatiques, autrement dit l'opération Unified Protection d'un côté et le Groupe de contact de l'autre. L'un des efforts ne peut aller sans l'autre. C'est le principe même du R2P.
Est-ce que pour autant l'opération libyenne affecte les chances de la R2P à être de nouveau évoquée ? Oui et non. Oui, car la théorie, qui contentait tout le monde, a montré ses limites face à la réalité et certains demanderont davantage de garanties avant de s'engager dans cette voie. Non, car la R2P implique une version détournée, acceptable, de l'ingérence. Son utilisation intervient forcément dans des pays au leadership très contesté - et dont la prise de conscience de l'extérieur est embrumée par des considérations belliqueuses et idéologiques - et elle conjuguera toujours la voie militaire et diplomatique.
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