vendredi 20 mai 2011

L'Egypte : la révolution au pied d'argile ?

Place Tahrir début février
Je viens de finir la rédaction d'un papier dont l'objectif est de revenir sur les événements marquants en Egypte au cours de l'année 2011 (du moins jusqu'à présent). L'article est trop long, donc je vais me lancer dans de nombreuses coupes, mais je me suis dit qu'il ne serait pas mal d'avoir une trace du papier dans l'état actuel. Vos commentaires sont les bienvenus. 

Le Caire est connu pour ses avenues au nom de grandes dates du pays et ses stations de métro fièrement dédiées aux dirigeants du pays depuis la révolution des Officiers libres de 1952. Tel un symbole dont il fallait rapidement se défaire, la station « Moubarak » est devenue la station « Martyrs ». Les soulèvements révolutionnaires qui ont éclaté en Egypte cet hiver avaient comme but principal d’en finir avec le régime d’Hosni Moubarak, mais ont précipité le pays dans une nouvelle ère, celle de l’incertitude. Après 59 ans de régime autoritaire, l’Egypte tente désormais de tourner la page. Une entreprise complexe, car la fragilité de la situation économique et sociale qui prévalait dans le pays est encore plus saillante aujourd’hui et les premiers indices de la période de l’après-Hosni Moubarak invitent à la réserve. Comprendre les raisons des révoltes permet de bien appréhender les défis auxquels l’Egypte doit aujourd’hui faire face, surtout que le paysage politique apparaît extrêmement erratique.

La recette de la chute de Moubarak

Le 25 janvier, à l’appel de SMS et de messages sur les réseaux sociaux relayés par la chaîne de télévision Al Jazeera, des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues, notamment au Caire, à Alexandrie et à Suez. Pour contrer les forces de police, les organisateurs ont envoyé de fausses informations sur le lieu et l’heure et n’ont annoncé que le matin même que le rassemblement allait en fait se tenir à 12h en divers endroits du Caire. Ce jour-là, les journalistes et analystes n’avaient qu’un mot à la bouche : « sans précédent ».


En effet, il faut remonter à 1977, et les « révoltes du pain », pour assister à un soulèvement populaire d’ampleur contre le régime. Les jours suivant, les manifestations ne s’essoufflent pas ; au contraire, les marées humaines seront de plus en plus denses et les forces de sécurité ne parviendront jamais à endiguer le phénomène. Le régime essaie de contrer les outils de ralliement et d’information, emprisonnant des journalistes, fermant les locaux d’Al Jazeera en arabe, coupant Internet dans le pays pour empêcher l’usage des réseaux sociaux. Les militaires sont déployés le 28 janvier et un couvre-feu est imposé. Le Président Moubarak tente de désamorcer la crise à coups de réformes désespérées. Le 29 janvier, il renvoie le gouvernement et nomme l’influent chef des renseignements, Omar Souleiman, comme vice-Président, un poste vacant depuis 30 ans et sujet à d’innombrables spéculations. Le même jour, Ahmed Ezz, un magnat de l’acier, dirigeant du parti au pouvoir et considéré comme un des hommes les plus influents du régime, démissionne du Parti National Démocratique (PND). Le 1er février, Moubarak déclare qu’il ne se représentera pas aux élections présidentielles alors prévues en septembre et offre d’amender deux articles de la constitution. Souleiman lance des consultations avec les partis d’opposition, rejetées par la plupart des acteurs. Il nommera même quelques jours plus tard un conseil de sages pour discuter de réformes constitutionnelles.

Dans un autre contexte, ces réformes auraient contenté la population, mais elles arrivaient déjà trop tard. Plus le gouvernement montrait des signes d’affaiblissement, plus les manifestants se sentaient puissants. Ainsi l’abandon des rues par les forces de sécurité le 29 janvier a-t-il été un signal fort pour les manifestants. Les dirigeants militaires avaient ordonné à leurs troupes de ne pas tirer sur la foule, règle à laquelle les militaires se sont tenus. Le 1er février, les manifestations semblaient atteindre leur acmé, lorsque plus d’un million de personnes défilaient dans le pays. Un enthousiasme en partie sapé par la suite en raison de violents affrontements qui éclatent entre manifestants et partisans pro-Moubarak, un mélange entre policiers en civil et bandits (baltaguia) payés par le régime, devant des soldats qui ne font qu’essayer de séparer les deux parties. Les révoltes persistent, mais l’activité commence à reprendre son court normal.

La libération de Wael Ghonim, un activiste populaire, et l’entrée en jeu des grévistes vont redonner au mouvement un nouveau souffle qui va aboutir à la chute de Moubarak. Le 8 février, Ghonim réapparaît quelques jours après avoir disparu. Il est télégénique, son témoignage sur sa détention est poignant et il se retrouve propulsé comme l’icône de ce soulèvement sans leader. Il est jeune, il n’a pas d’affiliation politique et il fait écho aux demandes de la population. Les grèves commencent également à se propager. La conjugaison des manifestations et des grèves en tous points de la carte rend la situation difficile à tenir pour le régime.

Petit à petit, le système s’effondre. Al Ahram, le principal quotidien d’Etat, change de camp. Le 9 février, la Une arbore « Révolution » pour la première fois. L’université Al Azhar, dont la réputation avait beaucoup souffert du fait de ses liens avec le pouvoir, s’est empressée de rejoindre les protestations. Le 10 février, le Conseil Suprême des forces armées se réunit pour la troisième fois depuis sa création. Les deux précédentes occasions étaient au moment des guerres de 1967 et 1973. Il était symbolique que la réunion ne soit pas présidée par le chef d’Etat comme d’ordinaire. Les espoirs des manifestations semblaient prendre forme quand le Conseil suprême reconnaissait « les demandes légitimes » de la population. Malgré les rumeurs persistantes de démission, Moubarak reste sur sa décision de rester au pouvoir jusqu’en septembre. Ce qui s’est passé entre ce discours et la démission du Président égyptien le lendemain reste un mystère, mais dans l’après-midi du 11 février, Omar Souleiman s’exprime très brièvement pour annoncer que Moubarak se retirait et qu’il avait transmis le pouvoir aux forces armées. En 18 jours, un dirigeant en place depuis 1981 chute.

Comment en sommes-nous arrivés là dans un pays qu’observateurs égyptiens et étrangers considéraient comme apathique ? Il faut distinguer les raisons structurelles des raisons contextuelles.

Structurellement, les facteurs les plus tangibles sont la santé économique délicate du pays, le taux de chômage élevé chez les jeunes diplômés et la montée en puissance de réseaux de contestation. Au début des années 1990, sous l’impulsion du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, l’Egypte s’est lancé dans un vaste plan de libéralisation de son économie rompant ainsi avec le modèle socialiste mis en place par Gamal Nasser et largement conservé malgré une période d’ouverture (intifah) sous Anwar Sadat. Les années 1990 vont donc être marquées par une baisse des dépenses publiques et l’adoption de mesures néolibérales. Toutefois, les réformes économiques entreprises par le gouvernement n’ont pas été suivies de réformes politiques. Ainsi l’Egypte se retrouvait-elle de plus en plus polarisée avec un taux de pauvreté en constante augmentation dans les années 2000 atteignant 22% en 2008 et un PIB avec une progression passant de 2,2% en 2002 à 7,2% en 2008. Si une partie de la population était démunie se développait en parallèle une classe moyenne aisée et une élite économique dont l’influence allait se faire progressivement omniprésente au sommet de l’Etat avec ses deux figures de proue, Ahmed Ezz et Gamal Moubarak, le fils du Président. Sans oublier que la corruption s'applique à tous les échelons et limite donc le dynamisme économique. La crise alimentaire de 2007 et les révoltes, certes sporadiques, qui ont suivi, ont montré à quel point les disparités étaient devenues prégnantes au sein de la société égyptienne.

Cette situation économique et sociale s’est révélée très pesante pour la jeunesse égyptienne. En effet, la population se rajeunit et compte aujourd’hui plus de 50% d’Egyptiens de moins de 24 ans. Dans le même temps, cette jeunesse a de plus en plus accès à l’éducation supérieure, mais les opportunités à la clef restent limitées. Selon l’Organisation International du Travail, les jeunes entre 20 et 24 ans sont les plus touchés par le chômage représentant près de la moitié des sans-emplois en 2007. Une jeunesse dont les perspectives semblaient bien sombres, mais qui bénéficiaient d’un grand accès à des informations libres grâce aux chaînes de télévision régionales, telles qu’Al Jazeera et Al Arabiya, et à Internet avec la pléthore de réseaux sociaux et de blogs.

Des outils de communication et d’information qui auront un rôle essentiel dans le déroulement des révoltes. Les blogs et Facebook devenaient de véritables lieux de contestation. Dans un pays qui erre dans le dernier tiers du classement de la liberté d’expression de Reporters Sans Frontières, ces espaces d’expression permettaient de contourner la chape de plomb imposé par le régime. Un événement montre la montée en puissance de Facebook comme outil de ralliement, la mort de Khaled Saïd, 22 ans, à Alexandrie en juin 2010. Il aurait succombé sous les coups des forces de sécurité. Une page Facebook « We Are All Khaled Said » a attiré plusieurs centaines de milliers d’internautes et ses instigateurs, notamment Wael Ghonim, sont restés actifs dans la sphère des jeunes militants égyptiens.
Néanmoins, l’importance de cette contestation virtuelle doit être mise en corrélation avec celles développées sur le terrain. Mona El-Ghobashy explique que les révoltes de 2011 ont pu être aussi effectives grâce à la fusion des modes de contestation de trois secteurs : les grèves dans différents milieux aussi bien publics que privés, les manifestations de quartiers et les protestations associatives, notamment organisées par les syndicats d’avocats et de médecins, mais également par des mouvements aussi divers que les Frères musulmans, les Nasseristes, ou le mouvement hétéroclite anti-Moubarak Kefaya.

A ces explications structurelles, deux principales raisons contextuelles sont venues se greffer. La première est le coup de vis imposé par l’administration sur la vie politique. En 2005, L’Egypte connaissait une ouverture contrôlée de la vie politique lors des élections parlementaires, dont profitaient les Frères musulmans – qui avaient dû se présenter en indépendants car le parti n’est pas autorisé – en remportant 20% des sièges. Changement d’ambiance lors les élections parlementaires de novembre 2010, le PND et le régime obturent toute opposition en recourant à la coercition et au bourrage des urnes. Le résultat est sans appel : 97% des sièges reviennent au parti au pouvoir. Cela a fini de convaincre les Egyptiens que Moubarak n’avait aucune intention de mettre en place des réformes.

Les révoltes en Tunisie ont également joué un rôle. Elles ont autorisé les Egyptiens à croire qu’un régime autoritaire était plus fragile que les apparences pouvaient le laisser penser. La chute du dirigeant tunisien a montré aux Egyptiens que malgré la peur ambiante et la crainte de la répression, si le peuple s’unissait, le système coercitif était faillible. Néanmoins, malgré l’importance des manifestations, Moubarak n’aurait pas chuté sans une révolution de palais. Les deux dynamiques à l’œuvre ont entraîné la chute du Président et ont en outre révélé les différentes forces qu’il convient d’analyser pour comprendre l’Egypte post-Moubarak.

La profusion d'acteurs, l'absence de leader

Les révoltes ont été principalement menées par la jeunesse égyptienne profitant du soutien de certains syndicats. De leur côté, les partis politiques d’opposition ont été pris de court et ont constamment cherché à rattraper leur retard sans jamais pouvoir prendre le devant de la scène. Les forces armées, elles, ont joué un rôle ambigu, à la fois libérateur et profondément conservateur.
Sans qu’il ne soit possible d’identifier un leader des révoltes, on sait que plusieurs mouvements plus ou moins organisés ont participé à fomenter les manifestations, tels que le Mouvement des jeunes du 6 avril. L’absence de partis politiques dans les événements trouve sa source justement dans le fait que les révoltes étaient avant tout apolitiques. Dans une certaine mesure, cette absence de leadership a joué à l’avantage des manifestants, car cela leur donnait une forme d’hydre de Lerne difficile à éradiquer.

A l’inverse, cette situation a desservi l’opposition politique. Désorganisée en Egypte, elle a été prise de court. Si tous les partis et les figures d’opposition ont finalement rejoint les protestataires, ils n’ont jamais réussi à prendre les rênes du mouvement. Sous les feux des projecteurs, les Frères musulmans, loin d’être le bloc monolithique souvent présenté, ont mis du temps à s’accorder sur une position commune. Dans un premier temps, la direction des Ikhwan est restée à l’écart des soulèvements, alors que la frange la plus jeune, elle, y prenait pleinement part. Par la suite, le groupe s’est complètement rallié aux protestataires, mais est resté discret, éludant toute connotation religieuse dans ses propos et préférant faire écho aux revendications de la rue. Les Frères musulmans ont estimé qu’en dépit de leur forte implantation dans la société égyptienne, le mouvement était à la fois apolitique, mais également dénué de revendications religieuses et qu’il était ainsi congru de s’émuler au mouvement plutôt que de risquer d’aliéner une partie des manifestants.

Parmi les acteurs du régime, les principaux bénéficiaires semblent être les forces armées. Néanmoins, leur attitude a été et demeure ambigüe. Les militaires égyptiens bénéficient d’une excellente image au sein de la population. Ils sont perçus comme professionnels et ne sont pas liés aux accusations de torture qui entachent les forces de sécurité. Leur arrivée fin janvier a été accueillie avec enthousiasme par la foule et ils ont respecté leur promesse de ne pas tirer sur la foule. D’ailleurs, les manifestants ont parié sur le fait que les forces armées étaient le soutien dont ils avaient besoin pour renverser le pouvoir et ont délibérément fait pression sur les militaires pour qu’ils se rallient à la cause des partisans révolutionnaires. Toutefois, la position du Conseil suprême a parfois laissé certains pantois après qu’ils ont obtenu le pouvoir. En effet, d’un côté, les dirigeants militaires ont fait preuve d’une ouverture pour entendre les griefs des opposants de tous rangs, que ce soit les nouvelles organisations de jeunes comme les Frères musulmans. Une oreille attentive qui doit être contrastée par le fait que les forces armées demeurent une entité conservatrice et très attachée à ses privilèges. Si aucune statistique officielle n’existe, on estime que la classe militaire détient de nombreuses entreprises qui à l’origine de 5 et 30% du PIB du pays. Les militaires ont en effet réussi à compenser leur perte d’influence politique par un réseau économique extrêmement puissant, un réseau qu’ils ne veulent absolument pas voir remis en cause par une nouvelle direction politique. Les dynamiques qui ont émergé pendant les soulèvements ont perduré dans l’Egypte post-Moubarak ; autant dire que ces tensions n’ont pas arrangé la situation délicate due à un environnement politique chaotique et une santé économique difficile à gérer.

L’après Moubarak

La route vers la démocratie s’annonce semée d’embuches. Certains éléments invitent à l’optimisme, d’autres à la réserve. Suite à sa prise de pouvoir, le Conseil suprême a rapidement annoncé qu’il voulait transférer aussi rapidement que possible le pouvoir à un gouvernement civil. Les militaires n’ont en effet aucune envie de gérer le pays, parce qu’ils n’ont pas de programme de sortie de crise et que diriger le pays les amènerait à être en charge de la sécurité intérieure, une mission qui dépassent leurs attributions et qui ne peut qu’être source de déconvenues. Selon un sondage du Pew Research Center en avril, les militaires bénéficient de 88% d’avis favorable, ils auraient effectivement tort de vouloir ternir cette image. Après une période de tractations, des élections parlementaires se tiendront en septembre et présidentielle en décembre. Le 19 mars s’est tenu un référendum pour amender neuf articles de la constitution, approuvé à 77%. Les journaux libres fleurissent. Autant de signes encourageants que l’Egypte se dirige vers la démocratie.

Cependant, le Conseil suprême a également montré les limites qu’il était prêt à accepter. A la suite des résultats du référendum, il a publié une constitution intérim où il a amendé les neuf articles et plusieurs dizaines d’autres sans référendum. En outre, la nouvelle liberté d’expression ne s’étend pas à la critique des forces armées. Mi-avril, un jeune blogger a été condamné à trois ans de prison pour avoir dégradé l’image des militaires. Néanmoins, le principal point d’achoppement pour le Conseil est le délicat équilibre à établir entre ordre et stabilité d’un côté et transition démocratique de l’autre. Après la chute de Moubarak, les grèves sociales ont persisté en plusieurs points du pays et les militaires ont diffusé plusieurs communiqués où ils durcissaient le ton ordonnant les manifestants à retourner au travail sous peine de sanctions. Il en a été de même avec les manifestations populaires, car la descente dans la rue est devenue le principal moyen de se faire entendre par des militaires de moins en moins enclin à être conciliant. De manière prévisible, début avril, des affrontements ont éclaté entre soldats et manifestants place Tahrir, épicentre des révoltes, après le couvre-feu imposé par le Conseil suprême. On a dénombré deux morts et plusieurs dizaines de blessés. Cet épisode a révélé l’ambivalence des militaires quant à la transition. Plusieurs ONG des droits de l’homme en outre rapportent de nombreux cas de torture par les militaires. Les forces armées ont été prêtes à se départir d’Hosni Moubarak, mais pas au détriment de la stabilité et de leur position dans la société.

En outre, le Conseil suprême donne l’impression d’avoir la main mise sur le champ politique, car l’émergence d’un débat interne est encore embryonnaire et à l’instar des pays en transition, la scène politique est une vraie chienlit où il est difficile de voir émerger des figures fortes. L’opposition politique en Egypte a longtemps été phagocytée et c’est dans le désordre le plus complet qu’ont émergé disputes et autres divisions de la classe politique. Si tous étaient unis autour d’un thème commun pendant les révoltes, la chute de Moubarak, sur le reste, les désaccords sont nombreux. Plus d’une vingtaine de partis ont été créés depuis la mi-février, principalement à gauche pour contrer le nouveau parti officiel des Frères musulmans, le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ) – une référence assumée à l’AKP turc –, et le PND, qui après son démantèlement, s’est vu raviver sous le nom de Nouveau Parti National (NPN) avec une nouvelle direction épurée des personnalités les plus contestées. Des coalitions semblent se former entre les partis d’opposition, mais des désaccords persistent sur leur direction. La crainte est forte chez les partis d’opposition qu’ils n’auront pas assez de temps pour consolider une base, se faire connaître des Egyptiens et développer les réseaux nécessaires dans le pays pour rivaliser avec le PLJ et le NPN qui sont déjà bien organisés et peuvent compter sur de nombreux soutiens et réseaux à l’échelle nationale. Pour les élections parlementaires, il est donc difficile d’anticiper la direction des résultats tant la scène politique est erratique et désorganisée. Selon certains analystes, il est prématuré d’envisager un raz-de-marée des Ikhwan. En effet, ils ont annoncé qu’ils ne présenteraient pas des candidats dans toutes les circonscriptions. Plus profondément, il est encore difficile de mesurer leur popularité politique dans un environnement plus libre. Leur popularité pendant l’ère Moubarak était en partie liée au fait que leur communication passait principalement par les mosquées, seuls lieux d’échanges autorisés.

Par ailleurs, peu de figures de premier plan ont émergé pour briguer la présidence. L’absence de leader de premier plan pendant les soulèvements fait qu’aucun homme fort ne s’est imposé sur la scène égyptienne. A l’instar des élections parlementaires, on peut s’attendre à d’innombrables candidatures, mais seuls quelques-unes devraient retenir l’attention. En premier lieu, celle d’Amr Moussa, l’ancien Secrétaire général de la Ligue Arabe. Il est très apprécié par les Egyptiens et domine les sondages. Il n’a pas participé aux révoltes, mais apparait comme une personnalité solide et intègre. Ensuite, l’ancien directeur de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique Mohamed ElBaradei pourrait également prétendre au poste. Il a annoncé sa candidature, mais il n’est pas très connu de la plupart des Egyptiens et surtout a passé trop de temps à l’étranger, donc il n’a pas de base nationale. Le PLJ a annoncé ne pas présenter de candidat, même si un de ses membres éminents Abdel al-Fotouh s’est présenté comme indépendant et comme une alternative entre les libéraux et la frange réformiste des Ikhwan. Il parait peu probable que les militaires présentent un candidat, bien que le maréchal Hussein Tantawi, chef du Conseil suprême des forces armées, bénéficie d’une excellente cote de popularité. Bref, pas de Lech Walesa égyptien semble dominer les débats.

L’incertitude politique n’est qu’une facette des défis auxquels doit faire face l’Egypte. La situation économique et sociale ne cesse de se dégrader. La dette publique approche 90% du PIB. Les investisseurs étrangers boudent le pays en raison de son instabilité politique. Le secteur touristique, source principale de revenus pour l’Egypte, devrait perdre quatre milliards de dollars cette année, une baisse de 35% par rapport à l’an passé. En outre, Le Caire a demandé une aide de 10 à 12 milliards de dollars au FMI d’ici à juin 2012 pour boucler son budget. De fait, le gouvernement est confronté à une situation complexe, car il n’a pas les moyens de dynamiser l’économie. De surcroît, l’administration est incapable de subvenir aux demandes d’emploi dans le secteur public. Elle a dû annoncer en mai qu’elle ne considèrerait plus de candidatures après en avoir reçues 12 millions depuis la fin du mois de janvier. La situation est donc loin de s’améliorer d’autant plus que l’on peut anticiper que le prochain gouvernement recoure à des mesures populistes pour affirmer son autorité au détriment de la santé économique.

En outre, des tensions intercommunautaires émaillent le pays entre salafistes et coptes. Plusieurs incidents ont éclaté ravivant les disputes entre Musulmans et Chrétiens. L’émergence de ces conflits est d’autant plus problématique que l’arrivée des salafistes dans le paysage post-Moubarak a surpris tout le monde, en premier lieu les Frères musulmans, et qu’ils tiennent un discours très radical. Plus généralement, l’insécurité est devenue un réel problème, car les forces armées rechignent à se charger de la sécurité intérieure et les forces de sécurité sont en pleine restructuration mais ont été décrédibilisées et ne recueillent la confiance que d’une minorité de la population.

Retour à un régime hybride

Dans un tel contexte, l’avenir des révoltes de 2011 est incertain. Ronald Niebuhr écrivait que la « démocratie consiste à trouver des solutions rapides à problèmes insolubles ». Si telle est la voie à emprunter pour l’Egypte, elle sera rocailleuse. D’un côté, les forces armées veulent se libérer de la responsabilité de diriger et à moins que le pays ne sombre dans une crise profonde, il est peu probable que l’Egypte soit dominée par la classe militaire. De l’autre, elle défendra coûte que coûte ses privilèges et d’une certaine manière, le prochain pouvoir en Egypte, même civil, devra s’allier avec les militaires, car ils demeurent les garants de la stabilité.

Si l’on peut envisager des élections relativement libres, il est plus difficile d’anticiper la santé politique et économique après les élections. Il s’agira de rédiger une nouvelle constitution, un effort périlleux ; de redresser l’économie, donc de trouver un équilibre entre les actions populistes et les mesures adéquates à court et moyen terme ; et de restaurer un climat d’entente dans le pays, trouver un compromis pour éviter que des mouvements de grève ne continuent d’affecter la production du pays et endiguer les violences interconfessionnelles. Une chose est certaine, s’il était difficile de qualifier le régime de Moubarak, la tâche ne va pas s’avérer plus facile.

Et les acteurs internationaux ?

La communauté internationale a joué un rôle marginal dans les événements et les Egyptiens préfèrent reconstruire le pays en limitant l’intervention de pays étrangers. Les Etats-Unis et l’Union Européenne ont regardé les événements de loin urgeant à « une transition ordonnée » et prenant des sanctions contre les anciens dirigeants, dont Hosni et Gamal Moubarak, en gelant leurs avoirs. Des rapports de presse ont fait état de négociations secrètes entre Washington et Le Caire pour évincer Moubarak du pouvoir, mais il est difficile de jauger la portée réelle de cette intervention. Les pays arabes sont restés complètement silencieux. La Ligue arabe, si vocale sur la Libye, a été absente des débats.

Aujourd’hui, les perspectives d’influence étrangère sur la direction de l’Egypte sont à nuancer. Les Etats-Unis devraient conserver un rôle important et malgré les débats à Washington, ils devraient continuer à fournir un soutien financier substantiel au Caire, évalué à environ 2 milliards de dollars par an avant le départ de Moubarak. L’Union Européenne n’a jamais eu grande influence sur la terre des Pharaons et malgré son plan d’action pour soutenir les mouvements démocratiques en Méditerranée, il est peu probable que sa politique de voisinage trouve en Egypte un terreau fertile. Il n’y a que sur le plan financier où l’on peut envisager que Le Caire demande du soutien comme elle l’a déjà fait auprès des institutions financières internationales. Le gouvernement pourrait également recevoir le soutien des pays du Golfe, mais l’idée ne semble guère enthousiasmer ces derniers.

Ainsi l’Egypte doit-elle faire face à une triple incertitude, politique, économique et sociale. Faire tomber Hosni Moubarak a été difficile, mais cela aura peut-être été l’étape la moins ardue dans le périple qui pourrait déboucher sur la démocratie.

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