Lorsque l'on étudie l'histoire et la politique du Moyen Orient, on est rapidement confronté à un choix idéologique : soit on est pro-Edward Saïd, soit on est pro-Bernard Lewis. Le schisme est absolu et problématique, car il enferme les études moyen-orientales. La nouvelle génération d'étudiants du Moyen Orient va peut-être permettre de dépasser cette confrontation, mais rien n'est moins certain. Je me souviens m'être trouvé circonspect en me rendant compte qu'une micro-minorité d'ouvrages de Bernard Lewis avait été traduite en français, contrairement aux éditions, ré-éditions et autres produits de Saïd. Autant dire qu'en France, ceux qui ont été bercés dans la tradition de Lewis sont quasi-inexistants. Pis encore, mais ce n'est pas exclusif à la France, Lewis est taxé d'une mauvaise réputation, trop conservateur, pro-Israël, pro-sioniste, anti-démocratie arabe etc. Malheureusement, ceux qui le vilipendent connaissent généralement peu les textes de Lewis et n'ont pas analysé sa réflexion, pourtant très creusée. Au même titre, les pro-Saïd ne veulent souvent pas admettre les raccourcis idéologiques que l'auteur prend. Il est indispensable de lire les deux, mais surtout de rester ouvert d'esprit.
La réflexion de Lewis a toutefois ses limites. Elles sont assez évidentes dans un long entretien qu'il a livré il y a quelques jours au Jerusalem Post. Je ne peux qu'en recommander la lecture complète. J'ai lu des commentaires bien évidemment critiques, qui sortaient de son contexte une ou deux citations. Rappelons une chose essentielle : Bernard Lewis est un historien et il le dit lui-même, il étudie le passé et ne prédit pas l'avenir.
Dans cet entretien, il explique qu'il est contre-productif de forcer les pays arabes vers un système démocratique comme l'Occident l'entend. La démocratie occidentale est inconnue dans les pays arabes ; il n'y a pas de tradition et il y a toujours eu une résistance à l'accepter. Le principe même de liberté, désormais mieux appréhendé, est longtemps resté incompris. La bonne gouvernance est celle qui privilégie la justice. Au regard de l'histoire, cette interprétation est tout à fait fondée. Par ailleurs, le principe d'élection n'est pas familier au monde arabo-musulman. La tradition instillée dans ces pays est celle de la consultation (mashoura), elle pré-date même la tradition islamique, et n'est en soi pas forcément synonyme de démocratie. Jusque là, il est difficile d'être en désaccord. Lewis ne dit pas que les pays de la région ne sont pas prêts pour la démocratie, juste pas comme on l'entend en Occident. C'est peut-être vrai, mais malheureusement, le fonctionnement international actuel laisse peu de place aux "démocraties différentes".
Toutefois, il pêche sur deux points. Le premier est la temporalité de son paradigme de réflexion. Il fonde sa réflexion sur l'histoire et ne prend pas suffisamment en considération les récents changements générés par la mondialisation. De fait, il pose sa réflexion dans des sociétés complètement fermées, où l'ouverture sur le monde est réduite. Cette réalité a beaucoup évolué grâce à une mobilité des biens et des personnes plus importante - que ce soit vers l'Occident ou en provenance de l'Occident. Ainsi y a-t-il une perception plus accrue de la réalité de la vie en Occident, qui ne se limite pas aux agents commerciaux et à l'élite politique. En outre, les révolutions technologiques, en matière de télévision satellitaire et d'Internet, ont également permis d'avoir une plus grande connaissance de l'extérieur. Si cela est un phénomène dont les conséquences sont moins importantes sur les anciennes générations, elles sont considérables pour les jeunes générations, berceau des révoltes.
Le second a trait aux élections. Ces pays ne seraient pas prêts pour des élections libres et indépendantes, selon ses dires. Et ce parce qu'ils n'ont jamais expérimenté ce procédé. Ils risqueraient de ne pas bien voter, pourrait-on grossièrement résumer. Il cite l'exemple de la Turquie en 1950. On peut citer la France en 1870 aussi, l'Allemagne en 1933. Bref, les exemples de premières élections qui tournent au vinaigre sont nombreux. Pourtant, des erreurs seront commises et c'est normal. Il faut éviter qu'elles arrivent, mais on ne peut pas les empêcher. Changer une tradition peut se faire de l'extérieur, mais les chances de succès sont bien moins importantes que s'ils émanent de l'intérieur.
En Egypte par exemple, il craint que des élections libres saluent l'arrivée des Frères musulmans au pouvoir. Il est vrai que les Ikhwan sont les seuls à posséder un réseau déjà établi - autre que le PND évidemment -, sur lequel ils s'appuieront lors des prochaines élections. Toutefois, Marwan Muasher, de la Carnegie, expliquait lors d'une récente conférence à Bruxelles, que l'ouverture du champ politique devrait de fait ouvrir plus de perspectives aux Egyptiens. En effet, les FM étaient populaires, car ils occupaient le seul champ où l'on pouvait encore transmettre certaines idées dans un système clos, les mosquées. A la lumière du rôle minoritaire des islamistes dans les révoltes, il est envisageable de penser que la population ne se dirigera pas tête baissée vers eux en cas d'élections. D'autres partis vont se former, s'organiser, se réorganiser et investir la scène publique. Les Ikhwan auront bien évidemment une place privilégiée, mais la compétition sera plus forte. En outre, ils ont déjà affirmé qu'ils ne brigueraient pas la présidence et qu'ils limiteraient leur présence aux élections parlementaires. Bref, il est nécessaire d'avoir des élections libres et indépendantes pour justement qu'un début de tradition puisse se construire. La modulation de leur système démocratique doit néanmoins rester entière avec une aide soutenue et appuyée de l'extérieur.
Un dernier point que Lewis souligne à plusieurs reprises et qui est probablement essentiel pour l'avènement d'une nouvelle ère : le rôle des femmes. Il est loin d'être le premier à insister sur ce point, je ne citerai que le très bon ouvrage d'Hisham Sharabi Neopatriarchy. Plus les femmes auront un rôle dans les affaires de l'Etat et plus ce dernier en bénéficiera pour créer plus d'égalité, plus de justice, et plus de liberté. Un rôle public qui doit aussi se traduire par un changement dans le rôle privé. La place de la femme dans la famille est souvent inférieure - certes les mentalités ont beaucoup évolué.
jeudi 3 mars 2011
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