Les événements en Egypte présentent un étonnant paradoxe. La mobilisation est organisée par la foule, mais la transition est gérée par les Etats-Unis et dans une moindre mesure l'Union Européenne. Comment en est-on arrivé à ce que Washington et Bruxelles s'arrogent ce rôle que les Egyptiens ne leur ont jamais attribué ? Il semble que l'absence de leader médiatique crée un besoin d'étincelles pour maintenir une mobilisation massive. En outre, l'Egypte expose le dilemme consistant à être une révolte sans leader et à rejeter ceux qui pourraient être à sa tête, ce qui ne permet pas de faire avancer les demandes formulées. Ainsi les puissances étrangères se sont-elles mobilisées pour jouer les médiateurs.
A la recherche d'étincelles...
On peut lire ci et là que les manifestants ont trouvé un nouvel élan dans leur lutte contre le régime suite à l'interview que Wael Ghonim, un employé égyptien de Google aux Emirats, a donné à une chaîne de télévision. Ghonim est un geek, blogger, et avide utilisateur de Twitter. Il est revenu des EAU pour protester et a disparu le 25 janvier. Il est devenu une cause célèbre sur la toile où une mobilisation soudaine s'est mise en marche pour le retrouver et il est réapparu 12 jours plus tard et a raconté son arrestation à la télé. Il s'était fait arrêté par la police et a passé son temps en prison les yeux bandés. Il n'a pas été torturé, ni maltraité. Son interview aurait soulevé un nouvel élan dans les révoltes égyptiennes. Elle a été marquée par deux temps forts : le premier est qu'il répète sans cesse qu'il n'est pas un héro et que tous les manifestants ne sont pas des traîtres à la patrie, mais tout le contraire - probablement pour contrer la propagande d'Etat ; le second est lorsqu'il a pleuré en apprenant le chiffre officiel du nombre de morts parmi les manifestants. Vous pouvez voir l'interview en bas de ce post avec sous-titrage approximatif en anglais en cliquant sur "CC".
Il y a toujours une figure mobilisatrice dans ces soulèvements populaires sans leader. On se souvient notamment de la mort capturée à jamais en vidéo de Neda Agha en Iran en 2009 et de l'effet induit. Il est quelque peu curieux qu'un mouvement ait besoin de ce type de M. Toulemonde pour se redonner de l'énergie. Cela montre que les manifestations sans leader national pour appeler à la mobilisation, coordonner et diriger les événements peuvent s'éteindre si elles n'ont pas d'étincelles pour les ranimer. Non que cette interview ait permis aux manifestations de se poursuivre, mais on a l'impression qu'il faut une espèce de rappel pour continuer une mobilisation hyper massive, comme si elle pouvait être étouffée par le régime, sa propagande, sans oublier les préoccupations individuelles - tous les jours de manifestations sont des jours non-payés ce qui commencent à peser sur le bien-être personnel.
Des études sont déjà réalisées quant à l'utilisation des nouveaux médias dans ces révolutions, mobilisations, révoltes etc. En effet, Twitter, dans une certaine mesure, mais plus généralement Facebook peuvent servir à mobiliser, à relayer une information à un grand nombre de gens au point qu'on commence même à utiliser le nombre de personnes abonnées à un groupe comme un indicateur de la portée éventuelle d'un événement - une variable peu fiable. Le problème est que malgré l'utilisation de ces nouveaux médias, sans l'émergence d'une personne physique pour donner une voix, incarner le rôle de leader, tout simplement être un représentant de cette grande masse anonyme, les mobilisations semblent être difficiles à maintenir. En prenant le cas de l'Iran, on se rend même compte que des hommes politiques, tels que Mir-Hossein Mousavi et Mehdi Karroubi, ont tenté de se présenter comme les leaders du "mouvement vert", mais que d'un mouvement à tendance révolutionnaire, il s'est presque intégré au système - par la force ou par défaut de pouvoir exister autrement. Rappelons en outre que Mousavi et Karroubi sont des réformistes de la dernière heure, des produits du régime, qui ne remettent pas en cause les acquis de la révolution islamique. On peut par ailleurs penser que leur accession à la tête de ce mouvement est plus lié au fait d'un moment précis, les élections présidentielles, plutôt qu'à leur charisme. En Egypte, il n'y a pas d'échéance, pas de personnalité qui peut se revendiquer avoir opposé le régime de front.
Le peuple n'a besoin de personne
Pour autant, en Egypte, les personnalités qui souhaiteraient incarner incarner ce rôle ne manquent pas, et Mohamed ElBaradei aimerait être ce leader, mais ne possède pas la légitimité requise pour être perçu comme tel. Cela fait émerger un dilemme qui semble difficile à résoudre pour le moment. En effet, d'un côté, les nouveaux médias parviennent à mobiliser - et il faut également inclure Al Jazeera et Al Arabiya - mais ils ne créent pas de leader. Une absence qui est incarnée par ces héros du moment, ou comme on les appelle dans ces pays "martyrs". Cela étant, on peut estimer que des organisations participent à coordonner la mobilisation, mais dont la présence médiatique et le poids national sont néants. De l'autre, la grande masse qui se mobilise pour le changement rejette les hommes politiques qui pourraient jouer le rôle de leader, que ce soit parce qu'ils sont trop affiliés au régime, parce qu'il sont restés muets depuis tellement longtemps que leur ambition politique paraît illégitime, parce qu'ils ne sont pas suffisamment consensuels pour être acceptés de toute la foule etc. C'est le cas en Egypte. Certes, des demandes concrètes ont été formulées, mais sans organisation pour les porter, sans organisation pour les appliquer, sans leader pour les endosser publiquement.
La question se pose en des termes simples : si Moubarak part demain, qui prend la tête du pays ? Omar Souleiman ? Non, les manifestants n'en veulent pas et l'Egypte n'est pas le Liban, l'armée n'acceptera jamais que le pays reste sans président jusqu'aux élections de septembre. Il y a une demande pour la création d'un groupe du salut national qui regrouperait experts, intellectuels et personnalités politiques. C'est une demande vertueuse, mais qui en aurait la responsabilité ? ElBaradei ? les Frères musulmans ? Amr Moussa ? Un étranger ? Pas de réponse non plus. Les demandes sont légitimes, réalistiques et essentielles, mais faut-il précipiter le mouvement si personne n'est légitime aux yeux des manifestants au risque de créer une guerre pour le leadership dont les conséquences seraient terriblement néfastes sur la politique du pays ?
Un rôle à remplir
D'une certaine manière, les leaders de ce mouvement sont devenus les Etats-Unis et l'Union Européenne qui sont les seuls à avoir la main suffisamment ferme pour influencer la donne. Washington, et dans une certaine mesure, Bruxelles ont convié un message clair qu'il fallait mettre en place une "transition ordonnée". Aux yeux des manifestants, cette position est problématique, car elle sous-entend que Moubarak reste au pouvoir. Néanmoins, c'est l'option la moins risquée et la plus prometteuse, même si défiée par les Egyptiens. Elle présente l'avantage de ne pas créer une situation où l'appareil d'Etat implose, source probable de chaos. En maintenant une pression sur le régime égyptien, l'Union Européenne et les Etats-Unis peuvent ainsi forcer certains changements immédiats dont les conséquences se feront éclatantes lors des élections de septembre. Les premiers résultats sont déjà importants : l'annonce de Moubarak qu'il ne briguerait pas un nouveau mandat en septembre, la décision que cette transition soit dirigée par Omar Souleiman plutôt que Moubarak lui-même, la démission de Gamal Moubarak et d'autres cadres du PND et les implications sur une éventuelle candidature en septembre ; les amendements de la constitution à venir, notamment les articles 76 et 77 tellement contestés car éliminant presque d'office toute opposition à l'élection présidentielle.
La mobilisation reste forte et rien n'indique un quelconque changement, si ce n'est peut-être que l'on va assister à de plus en plus de grèves qui vont s'additionner aux manifestations. Toutefois, ce sont les puissances extérieures qui prennent paradoxalement en main la transition, malgré les refus égyptiens, car ils voient dans l'Occident des pays qui ont soutenu le régime et qui, comme ils ne demandent pas le départ immédiat de Moubarak, continuent à leur soutenir. Certains pourront dire que c'est pour éviter de se retrouver au pouvoir avec des dirigeants moins amicaux à leur égard, mais force est de constater que ce sont surtout les seuls qui s'organisent pour mener à bien cette transition et que ce sont les seuls qui ont suffisamment de poids pour dialoguer d'égal à égal avec le régime.
mercredi 9 février 2011
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